02/06/2011

POLICES MUNICIPALES : MYTHES ET RÉALITÉS

« Avec 20 000 agents, et même 23 000 en y intégrant les gardes champêtres, les polices municipales participent pleinement à la mise en œuvre de la politique de sécurité. Une loi d’orientation pour la sécurité intérieure se doit donc d’en tenir compte. […] Il s’agit de tenir compte de la réalité des polices municipales qui, bien souvent, assurent la majorité de la présence sur la voie publique. » C’est en ces termes qu’Eric Ciotti, député UMP des Alpes-Maritimes, défend l’extension des prérogatives judiciaires des polices municipales dans son rapport n°2271 sur le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, plus connu sous l’acronyme de Loppsi 2.

 

Une telle assertion mérite, cependant, certaines précisions car il ne suffit pas d’affirmer, il faut démontrer la véracité de ce que l’on avance en la matière !

 

Les effectifs d’abord. Eric Ciotti annonce « 20 000 agents et même 23 000 en y intégrant les gardes champêtres ». Or, selon le récent rapport du préfet Jean Ambroggiani, « Les polices municipales, toutes catégories de personnels confondues, ne représentent qu’un effectif de 23 000 agents. » Toujours selon le même rapport, dans ce total, les gardes champêtres seraient environ 1 800 tandis que les ASVP (agents de surveillance de la voie publique) dont les compétences sont limitées au stationnement représenteraient 3 000 personnes. Enfin, dans une étude consacrée aux polices municipales en Île-de-France (avril 2009), l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisation de cette région avance le chiffre de 3 452 communes dotées d’une police municipale, employant 18 172 fonctionnaires. Or, en dépit des suppressions de postes annoncées, la gendarmerie comptera l’an prochain au total environ 101 000 personnels, dont 98 155 militaires, tandis que l’effectif sera de 144 790 pour la police nationale (rapport général fait au nom de la commission des finances du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2010 par Philippe Marini, tome III Moyens des politiques publiques et dispositions spéciales,  annexe n°28 Sécurité réalisée par Aymeri de Montesquiou, en date du 19 novembre 2009). Même en ne prenant uniquement en compte que les effectifs de sous-officiers de gendarmerie (74 505) et ceux du corps d’encadrement et d’application (gradés et gardiens de la paix, soit 102 896), on obtient un total de 177 401. Par conséquent, les agents de police municipale ne peuvent représenter plus de 10,24 % de ce total (moins de 7,5 % de l’ensemble des effectifs).

 

En sus, la diversité est de mise entre les polices municipales. Les effectifs sont ainsi très variables d’une localité à l’autre. Sur l’ensemble des communes nanties d’une police municipale, la moitié ne dispose que d’un ou deux agents alors qu’une dizaine de villes, dont Lille et Orléans, en ont au moins 100. La répartition géographique des polices municipales est également très inégale sur le territoire national ; elles sont principalement implantées dans le Midi et en région parisienne. Il est aussi intéressant de noter que la fonction publique territoriale représente un tiers des emplois publics (Bulletin d’informations statistiques de la DGCL n°63 d’octobre 2008) mais la filière police municipale représente seulement 1,3 % de cet ensemble. Il eût aussi été opportun de rapporter le nombre de localités disposant d’une police municipale au nombre total de communes : moins de 3 500 contre 36 783 (dont 212 en outre-mer), soit moins de 10 %... Preuve que les polices municipales constituent un épiphénomène dans le monde de la sécurité.

 

Le débat parlementaire actuel est donc faussé, pour ne pas dire tronqué puisque fondé sur un constat erroné. Mais il est vrai que les Alpes-Maritimes sont précurseur dans le mélange des casquettes ; la région PACA alignant les plus forts bataillons d’agents de police municipale, comment pourrait-il en être autrement ? Néanmoins, un élu de la République, membre de la Représentation nationale, ne devrait-il pas être capable de prendre plus de hauteur sur les sujets qu'il aborde plutôt que de se contenter d'une vision parcellaire de pratiques appliquées sur sa propre circonscription ? De même, il faut dénoncer la pernicieuse confusion qui règne dans l'esprit de nombre de concitoyens entre la police nationale et les polices municipales, et les abus qui en découlent. Ces deux corps n'ont pas les mêmes compétences, mais leur homonymie engendre l'amalgame. Or, les partisans des polices municipales affectionnent, voire entretiennent savamment cette méprise. Enfin, dans un rapport remis début 1998 au ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, l’inspecteur général Jacques Genthial précisait : « Un des points faibles des polices municipales est la dévotion sans faille, voire le culte, que les agents portent à leur maire. On sait que parmi ces derniers, certains abusent de leur position, mais il s’agit manifestement d’un nombre négligeable d’élus. »

 

Simultanément, les élus locaux s’inquiètent du désengagement de l’Etat. Ainsi, Laurent Grelaud, maire de Bonsecours (commune qui a perdu son bureau de police il y a déjà plusieurs mois) s'inquiète de cette situation. « Avec des postes de police répartis un peu partout sur le territoire, on offre de la proximité et de la sécurité. Maintenant, on doit compenser avec notre police municipale. Mais elle n'a pas les mêmes pouvoirs. On risque de voir augmenter la délinquance, le bureau de police jouait un rôle de dissuasion. » (Paris Normandie, 27 avril 2009). D’ailleurs, les communes n’ont ni la possibilité, ni la volonté de se substituer à l’Etat ou de compenser le désengagement croissant de ce dernier en matière de sécurité (même si celui-ci tente de se défausser davantage sur elles et le secteur privé tout en se réservant les lauriers en cas de succès). Pourtant, force est de constater l’activisme effréné du lobby des polices municipales à tous les échelons[1]. Dernier exemple en date : l’intervention de Patrick Balkany, député-maire UMP de Levallois-Perret dans les Hauts-de-Seine, pour permettre aux agents de police municipale d’accéder aux fichiers de la police nationale (question n°69365 en date du 26 janvier 2010). Démagogie sécuritaire ou stratégie délibérée – mais inavouée – visant à balkaniser la police pour, in fine, remplacer la police nationale par des polices municipales ?

 

Face à cet indéfectible soutien politique, il ne faut pas s’étonner que « Les policiers municipaux réclament un alignement des grilles indiciaires sur la police nationale et une intégration de leurs primes dans les calculs des droits à la retraite », comme le titre La Gazette des communes suite à la manifestation lancée le jeudi 4 février 2010 à l’initiative du SNPM-CFTC. « Nous faisons le même travail que les policiers et les gendarmes nationaux », clame même Frédéric Foncel, vice-président du Syndicat national des policiers municipaux. Surprenante allégation qui amène cette interrogation : les gardiens de police municipale ont-ils les mêmes prérogatives que les gardiens de la paix ? La réponse est actuellement non. Pis, ils ont moins de pouvoirs que les gardes champêtres !

 

Les polices municipales assurent la majorité de la présence sur la voie publique ? Pieux mensonge d’un thuriféraire des polices municipales… Mais il est vrai qu’en certains endroits, sur commande politique ou pour des raisons de mésentente entre individus, les agents de police municipale (APM) d'une ville peuvent se donner le mot (la nuit, par exemple) pour réaliser un maximum d'interpellations (infraction à la législation sur les stupéfiants, conduite sous l'empire d'un état alcoolique, tapage, etc.) ; ce type d'interpellations est assez simple à réaliser, d’autant qu’il ne nécessite qu’un simple rapport de mise à disposition de la part des APM[2]. La conséquence de cela est que les policiers nationaux se trouvent alors complètement submergés par le travail apporté par les APM et n'ont dès lors plus qu'une malheureuse petite patrouille sur la voie publique. Ajoutons à cela quelques contraintes supplémentaires gérées par la police nationale (PN) sur la même vacation nocturne ou diurne d'ailleurs (garde d'un détenu hospitalisé, garde d'un détenu présenté à un magistrat, déclenchement d'alarme dans un bâtiment public type préfecture ou banque de France…) et, là, le système est complètement en croix pendant que la PM occupe la voie publique. Détail d’importance : si les individus interpellés par la PM sont mis en garde à vue, ils sont gardés dans les locaux de la PN. Or, les gardes à vue n’ont-elles pas explosé ces dernières années[3] ?

 

Autre précision : les APM ne sont pas soumis aux interventions dites de « police secours » puisque les appels du 17 arrivent dans les commissariats de PN. Hélas, là aussi, lorsque les commissariats sont débordés pour diverses raisons, il arrive bien souvent que le Centre d'Information et de Commandement où arrivent ces appels missionne des policiers municipaux pour faire l'intervention. Là aussi, c'est une dérive réelle qui augmente de fait le risque pour les PM.

 

Quid des pouvoirs des APM ? Selon l’article 21 du Code de procédure pénale (CPP), les agents de police municipale (APM) appartiennent à la catégorie des agents de police judiciaire adjoints (APJA21) et non à celle d’APJ20 à l’instar des gardiens de la paix et gendarmes. L'APM ne peut donc pas prendre de plainte, ni rédiger un procès-verbal d'interpellation ou prendre une audition… Bien évidemment, en cas de flagrant délit, ces fonctionnaires territoriaux peuvent, comme tout citoyen en application de l’article 73 du CPP, appréhender le malfaiteur et le présenter immédiatement à un officier de police judiciaire[4]. Dans un autre ordre d’idées, l’article 21 du CPP n’exige pas que les agents de police judiciaire adjoints, pour exercer effectivement leurs attributions, soient affectés à un emploi comportant cet exercice. Un APM affecté à un emploi de bureau peut donc exercer sans autre formalité ses attributions de police judiciaire. Les gardes champêtres appartiennent quant à eux, selon les articles 22 à 25 et 27 du même code, à la catégorie des fonctionnaires et agents chargés de certaines fonctions de police judiciaire et plus précisément à celle des ingénieurs, chefs de district et agents techniques des eaux et forêts et des gardes champêtres.

 

A contrario, force est de reconnaître que les prérogatives des APM au regard du Code de la route sont proches de celles des fonctionnaires de l’Etat (mais des exceptions demeurent comme l’intervention sur autoroute). Selon l’article R.130-2 du Code de la route, les APM peuvent, en effet, constater par procès-verbal (PV) toutes les contraventions de la partie réglementaire du Code de la route, à quelques exceptions édictées par ledit article. Mais, astuce juridique, ce qui ne peut être constaté par PV peut toujours l’être par rapport puisque les exceptions de l’article R.130-2 ne le sont que pour la constatation par PV. Cependant, cette faculté ne permet pas aux APM de procéder d’initiative à des contrôles routiers en l’absence d’une infraction (pas de pouvoir de recherche, d’investigation, uniquement du flagrant délit, la dite notion de délit étant générale et visant les contraventions comme les crimes). Néanmoins, les fonctionnaires territoriaux peuvent arrêter un véhicule dont le conducteur n'a commis aucune infraction préalable, ceci dans le but de vérifier si ce dernier est bien détenteur du permis de conduire puisque les gardes champêtres et les agents de police municipale sont habilités à constater la violation des dispositions de l'article R.233-1 en application des dispositions des articles R.130-1 à R.130-3 du Code de la route.

 

Dernier point : les buts de la police municipale, énoncés à l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT), sont le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Mieux, l’intervention de la police municipale se fait dans un cadre coordonné avec les autres forces de police et de gendarmerie. En effet, conformément aux dispositions de l'article L.2212-6 du CGCT, une convention définissant la nature et les lieux des interventions des agents de police municipale est signée entre le préfet et le maire, après avis du procureur de la République ; elle est obligatoire pour les services de police municipale qui excèdent cinq agents ou dont les fonctionnaires sont armés. Mais ladite convention spécifie aussi dans son préambule : «  En aucun cas, il ne peut être confié à la police municipale de mission de maintien de l'ordre » (cf. décret n°2000-275 du 24 mars 2000).

 

Pour conclure, je poserai une question : Les agents de police municipale revendiquent aujourd’hui les mêmes droits et avantages sociaux que les policiers nationaux mais dans cette perspective, sont-ils prêts à perdre leur droit de grève[5] ?

 

 

Nota Bene : cet article a été publié pour la première fois le 14 février 2010 sur le blog de Georges Moréas, Commissaire principal honoraire de la Police nationale :

http://moreas.blog.lemonde.fr/2010/02/14/la-police-munici...


 


[1] Sécurité : le lobbying des policiers municipaux

http://phmadelin.wordpress.com/2009/01/26/securite-le-lob...

 

[2] La circulaire du ministère de l’Intérieur du 26 mai 2003 (INT D0300058C) précise « que, dès lors qu’ils ont remis à la police ou à la gendarmerie nationale les délinquants interpellés en état de flagrance, les agents de police municipale ne sont plus compétents. Il revient alors à ces services de décider des suites à donner (mesures de garde à vue notamment) et de conduire les enquêtes diligentées par le parquet. Les missions des agents de police municipale ne leur confèrent pas, en effet, de pouvoirs d’investigation » (page 5).

 

[3] « La garde à vue ? Une politique du chiffre » : paroles de flic

http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/126520...

 

[4] La circulaire du ministère de l’Intérieur du 26 mai 2003 spécifie, néanmoins, que « cette possibilité offerte à tout citoyen devient une impérieuse nécessité pour les agents de police municipale, qui sont des acteurs à part entière de la sécurité publique » (page 4).

 

[5] A ce sujet, je me permets de retranscrire, avec son accord, les propos d’un fonctionnaire de police :

 

« Les fonctionnaires de la police nationale ont perdu leur droit de grève en 1948. En contrepartie, ils ont obtenu quelques avantages dans le cadre d'un statut spécial.

 

Contraintes du statut de 1948 : Interdiction du droit de grève, disponibilité pour le service, durée d'affectation, mobilité, horaire atypiques, astreintes, permanences.

 

Avantages : Bonification du 1/5ème pour la retraite (le policier bénéficie une annuité supplémentaire tous les cinq ans dans la limite de cinq années), limite d'âge à 55 ans, indemnité de sujétions spéciales police dite ISSP (qui représentera bientôt 26 % du salaire), grille indiciaire dérogatoire à la grille type de la Fonction publique.

 

Souvent improprement appelée « prime de risque », l’ISSP n’est, en réalité, qu’une prime destinée à compenser le fait que les fonctionnaires de police n'ont pas le droit de grève. Les policiers ne bénéficient donc pas de prime de risque, hormis les membres de corps d’élite comme le RAID, même si, de mémoire, elle est assez ridicule.

 

Par contre, le fait que la prime principale, l'ISSP, soit intégrée au calcul de la pension n'a rien à voir avec le statut spécial. Ce fait découle de textes de 1982 pris suite à des revendications de longues dates de la FASP. Il s'agit effectivement d'une grande victoire syndicale mais il faut savoir tout de même que nous finançons en grande partie cette réforme puisque nous cotisons davantage que les fonctionnaires des autres ministères pour la retraite. »

POLICES MUNICIPALES : LES TRANSFUGES DE LA GENDARMERIE (1/2)

Le 9 juillet dernier, Les Dernières Nouvelles d’Alsace présentaient la dernière recrue de la police municipale de Volgelsheim : Emmanuel Andreoni, âgé de 37 ans et précédemment gendarme motocycliste pendant 17 ans. Le 20 du même mois, La Dépêche du Midi dressait le portrait du nouveau chef de la police municipale de La Salvetat-Saint-Gilles, Stéphane Vidis, ancien sous-officier de la gendarmerie. Ces exemples témoignent d’un phénomène appelé à s’amplifier avec la loi n°2009-972 du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique (1). En effet, ce texte ouvre désormais totalement la fonction publique civile aux militaires (article 1er), parachevant par la même une évolution amorcée en 2006 par Dominique de Villepin, alors Premier ministre.

Ce dernier avait ouvert la voie en facilitant le détachement de « fonctionnaires appartenant à un cadre d'emplois, un corps ou un emploi de catégorie C ou de niveau équivalent […] dans le cadre d'emplois des agents de police municipale sous réserve qu'ils aient obtenu préalablement l'agrément du procureur de la République et du préfet » et suivi la formation initiale d’application (FIA) d’une durée de six mois (article 13 du décret n°2006-1391 du 17 novembre 2006). Mais cette disposition ne s’adressait pas aux gendarmes en raison de leur statut militaire. Par contre, ceux-ci pouvaient se prévaloir de l'article 62 de la « loi n°2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires et relatif aux modalités spécifiques de détachement et d'intégration des militaires dans un cadre d'emplois relevant de la fonction publique territoriale », devenu l’article L4139-2 du Code de la défense après l’abrogation de ladite loi par l’ordonnance n°2007-465 du 29 mars 2007. Ce dernier spécifie que « Le militaire, remplissant les conditions de grade et d'ancienneté fixées par décret, peut, sur demande agréée, après un stage probatoire, être détaché pour occuper des emplois vacants et correspondant à ses qualifications au sein des administrations de l'Etat, des collectivités territoriales, de la fonction publique hospitalière et des établissements publics à caractère administratif, nonobstant les règles de recrutement pour ces emplois. » Cependant, le décret n°2008-393 du 23 avril 2008 pose des conditions draconiennes ! Il impose, par exemple, aux éventuels prétendants à un détachement pas moins de dix années de services militaires préalables (article D4139-11 du Code de la défense) ; en-deçà, il faut passer le concours. En outre, l’article L4139-1 du Code susvisé précise que « La demande de mise en détachement du militaire lauréat d'un concours de l'une des fonctions publiques civiles ou d'accès à la magistrature est acceptée, sous réserve que l'intéressé ait accompli au moins quatre ans de services militaires, ait informé son autorité d'emploi de son inscription au concours et ait atteint le terme du délai pendant lequel il s'est engagé à rester en position d'activité à la suite d'une formation spécialisée ou de la perception d'une prime liée au recrutement ou à la fidélisation. » Reste que ce phénomène n’est pas nouveau. Pour preuve, la loi no70-2 du 2 janvier 1970 tendant à faciliter l’accès des militaires à des emplois civils, d’abord réservée aux officiers puis étendue aux sous-officiers de carrière des grades de major, d’adjudant-chef ou de maître principal.

Cependant, ce phénomène interpelle aujourd’hui car il touche désormais des gendarmes de tous âges et de tous grades, alors qu’il ne concernait autrefois que des retraités, souvent pour entamer une seconde carrière professionnelle après quinze années d’exercice (ou plus) ou après l’âge de 55 ans. Ainsi, n’était-il pas rare qu’un gendarme devînt garde champêtre ; Paul Chevrier, président du Syndicat national autonome des gardes champêtres contemporains (SNAGCG affilié à l’UNSA), est un ancien de l’Arme. D’ailleurs, les relations des gardes champêtres avec la gendarmerie nationale ont fait l'objet de plusieurs mesures réglementaires ; les liens étroits entre ces deux corps remontent à 1791, année de la création de l'actuelle gendarmerie nationale suite à la loi du 16 février 1791 (2). Le décret du 11 juin 1806 et l'ordonnance du 29 octobre 1820 fixaient déjà les termes de la collaboration entre la gendarmerie nationale et les gardes champêtres. Celle-ci est toujours d’actualité puisque l’article L2213-16 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) spécifie que « La police des campagnes est spécialement placée sous la surveillance des gardes champêtres et de la gendarmerie nationale. » Mieux, l’article 24 du Code de procédure pénale (CPP) précise que « les gardes champêtres peuvent se faire donner main-forte par le maire, l'adjoint ou le commandant de brigade de gendarmerie qui ne pourront s'y refuser » ! Preuve que les gardes champêtres, trop souvent oubliés, disposent de compétences bien plus étendues que les agents de police municipale. Mais c’est vers cette dernière profession que s’orientent dorénavant les gendarmes.

Quid des motivations des intéressés ? L’engouement des gendarmes s’explique en partie par la mise sous tutelle de leur institution au bénéfice du ministère de l’Intérieur. En effet, le rapprochement police/gendarmerie ne suscite guère d’enthousiasme parmi les militaires – et c’est un euphémisme ! – d’autant que l’accueil policier n’est guère chaleureux comme en témoigne la « Lettre ouverte à un gendarme » publiée en janvier 2008 dans le numéro 292 du magazine Police Nouvelle (3) du Syndicat national des officiers de police (SNOP). Dès lors, les deux entités ferraillent par élus interposés, activant chacune leurs lobbies respectifs. Les tensions sont donc palpables, d’autant que cette politique s’accompagne de coupes sévères dans les effectifs respectifs.

L’Etat dégraisse, en effet, ses effectifs tandis que la Fonction publique territoriale (FPT) recrute pour compenser le désengagement étatique : elle est même devenue le premier recruteur de la Fonction publique ! Alors qu’il n’y aura pas de concours de gardien de la paix cette année, annulé par décision ministérielle pour des raisons purement comptables, et que l’incorporation en école de police des lauréats dudit concours est reportée sine die pour les mêmes motifs, les centres départementaux de gestion de la FPT multiplient les concours de gardien de police municipale pour répondre à la demande croissante des municipalités et soulager l’importante tension sur cette profession. D’ailleurs, est-ce un hasard si le gouvernement promeut simultanément, sans succès jusqu’à présent, un système d'aide au départ pour les agents de la Fonction publique d’Etat (4) ? Le sociologue Laurent Mucchielli souligne à ce sujet que « la France s'est engagée depuis 2002 dans une "frénésie sécuritaire" qui ne cesse de s'amplifier depuis l'élection de Nicolas Sarkozy alors qu'on assiste en réalité à un désengagement, notamment en termes d'effectifs et de présence sur le terrain » (lexpress.fr – 24 juin 2009). Malgré les discours lénifiants du gouvernement, les élus locaux ne sont pas dupes ! Ainsi, cette récente déclaration d’Emilie Thérouin, adjointe au maire d’Amiens en charge à la sécurité et à la prévention des risques urbains : « Alors que des baisses d’effectifs sont programmées dans la police nationale et la gendarmerie, les collectivités sont incitées à prendre une part toujours plus importante dans le maintien de l’ordre public » (La Gazette des communes, 22 juillet 2009). Or, comme le maire représente l'Etat dans la commune et se trouve investi des fonctions d'officier d'état civil et de police judiciaire, il est fort à parier qu'à terme, le rapprochement entre la gendarmerie et la police se soldera par un renforcement des pouvoirs de police des collectivités territoriales.

Ceci dit, les vrais éléments de réponse aux départs sont dans le quotidien des gendarmes. Dans son premier rapport remis le 1er février 2007, le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (5) expliquait le phénomène en ces termes : « Les principaux motifs de départ sont d'ordre familial, professionnel et économique. Selon les études réalisées par les états-majors, confirmées par les opinions recueillies, la principale cause des départs anticipés réside dans les difficultés à concilier la vie professionnelle et la vie familiale. La stabilité géographique et ses bénéfices en termes notamment d'accession à la propriété, d'emploi du conjoint et de qualité de la vie familiale sont les premiers avantages attendus du départ. D’un point de vue professionnel, la dégradation des conditions de travail imputée à des moyens jugés insuffisants est le motif le plus souvent cité, associé ou non à des insatisfactions en matière de carrière auxquelles peuvent s'ajouter une sensation d'usure et l'envie de changer radicalement d'activité. De nombreux militaires estiment enfin le secteur civil, public ou privé, moins exigeant et plus rémunérateur. »

La famille est, en effet, soumise à rudes épreuves : souvent reléguée et sous-estimée, elle doit endurer la vie en caserne, parfois dans des logements insalubres.... Cette situation mal vécue motive le militaire à quitter l'Arme pour préserver sa famille, d’autant que l'absence de vie privée est ici écrasante : imaginez-vous vivre au quotidien avec tous vos collègues de travail que vous voyez même pendant vos repos et vacances, qui savent en permanence qui vous recevez car chacun regarde à sa fenêtre dès que quelqu’un passe dans la cour. Certains couples supportent cette promiscuité, d’autres pas… et en cas de divorce, vous encaissez les réflexions de vos supérieurs.

Les contraintes professionnelles sont aussi décisives. Le statut militaire autorise, en effet, un emploi intensif des gendarmes, en termes de temps de travail et de disponibilité, rendu possible par le logement en caserne. Les semaines de 50, voire 70 heures ne sont donc pas rares, le tout sans un centime de plus à la fin du mois, ni même un jour de repos supplémentaire ! Des patrouilles de nuit en sus des journées, sans oublier les interventions sur des accidents ou des violences familiales à trois heures du matin, par exemple, alors que le militaire est couché depuis une heure après avoir fait sa patrouille de 22 heures à 2 heures. A cette disponibilité permanente s’ajoute l’obligation de mutation pour prendre du galon. Or, certains gendarmes cherchent la stabilité géographique pour diverses raisons : enracinement dans la commune de résidence, travail de l’épouse, scolarité des enfants… D’autres saisissent l’opportunité de rejoindre leur région d’origine, notamment si leur affectation ne leur sied pas. Il y a enfin les déçus, ceux dont la carrière est bloquée pour moult raisons. Le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire révèle ainsi que « Parmi les sous-officiers, tous recrutements confondus, un sur trois environ accède au grade d’adjudant-chef et un sur cinq à dix au grade de major, selon les armées. » (6)

Le poids de la hiérarchie est également prépondérant dans le choix des intéressés, qui n’hésitent plus à vilipender celle-ci en privé. Le manque de considération est ainsi une critique récurrente vis-à-vis du commandement, accusé de négliger le rapport avec la base ; cédant aux sirènes politiques, les officiers sont plus attentifs à leur carrière qu’à leurs troupes malgré leur formation en DRH. Or, les gendarmes n’en peuvent plus des pressions croissantes d’une hiérarchie uniquement soucieuse de présenter de bons chiffres. Ils en ont ras le képi de cette inlassable course aux résultats ! Ils dénoncent pêle-mêle la répression aveugle tout azimut et la politique du chiffre, qui les déshumanisent, qui les divisent et, finalement, les fragilisent.

Le salaire n’est pas un frein à la migration gendarmesque, au contraire ! En effet, les titulaires de pensions de sous-officier réunissant moins de 25 ans de services effectifs (civils et militaires) sont exonérés des règles du cumul d'une pension et d'une rémunération d'activité. Ils peuvent donc percevoir à la fois leur pension (7) et leurs nouveaux émoluments d'activité et ce, quels qu'en soient le montant et l'organisme public ou privé qui les leur verse. Or, l’âge moyen de départ à la retraite pour les sous-officiers de gendarmerie est de 45,6 ans (6) alors que les fonctionnaires civils des services actifs partent à 54 ans pour la police nationale, 53,7 pour l’administration pénitentiaire et 56,4 pour ceux de l’aviation civile. Les prétendants sont donc encore relativement jeunes et, grâce au droit de cumul, se retrouvent avec un niveau de vie nettement augmenté, adjoint à une meilleure qualité de vie (35 heures, astreintes réduites et heures supplémentaires payées). Ainsi, un militaire quittant l’Arme après 16 années de bons et loyaux services peut espérer une retraite gendarmerie de 700 euros (1.100 euros pour 21 ans) dès sa titularisation en tant qu’agent de police municipale ou, mieux encore, comme chef de service de police municipale, même si les opportunités sont moins nombreuses, soit, au 1er juillet 2009, 1.336,69 euros brut au 1er échelon dans le premier cas (1.364,26 euros pour la seconde hypothèse). En réalité, l’ancienneté des gendarmes étant prise en compte (8), leur traitement s’élève dès titularisation à 1.506,65 euros, soit le salaire d’un brigadier-chef principal au 1er échelon, hors primes (indemnité spéciale de fonctions de 18 %, indemnité d'administration et de technicité, indemnités horaires pour travaux supplémentaires en cas d’heures supplémentaires et/ou de travail dominical, nouvelle bonification indiciaire en raison de leurs fonctions…) variables d’une commune à l’autre. Soit un minimum de 2.200 euros mensuels !

Enfin, le détachement est sécurisé. En vertu de l’article R4139-2 du Code de la défense, le ministère couvre la perte de salaire du gendarme devenu gardien stagiaire. De même, en cas de difficultés inopinées, « La période initiale de détachement peut être prolongée pour une période de même durée » (article L4139-2). Si les difficultés perdurent, rien n’est perdu puisque l’article R4139-26 prévoit qu’« Il peut être mis fin au détachement avant son terme, à l'initiative du militaire ou à la demande de l'administration, ou de l'établissement public d'accueil, après avis de la Commission nationale d'orientation et d'intégration, lequel est transmis au ministre de la défense et à l'autorité chargée de la gestion du corps d'accueil. Le militaire est alors réintégré de plein droit dans son corps d'origine ou de rattachement, dans les conditions prévues à l'article L.4139-4. » Enfin, en cas d’échec, point de déconvenue : « Le militaire non intégré ou non titularisé au titre des dispositions des articles L.4139-1 à L.4139-3 est réintégré, même en surnombre, dans son corps d'origine ou sa formation de rattachement » (article L4139-4). Dernière petite astuce : l'année de détachement, donc de stage, compte comme une année de service, donc pour les 15 ans, quantum nécessaire pour bénéficier d’une retraite, aussi maigre soit-elle (environ 650 euros). Toutefois, certains gendarmes, exaspérés, désabusés ou désespérés, quittent aujourd’hui l’institution sans avoir le quota pour toucher une retraite immédiate. Conscients qu’ils n’auront pas droit au pécule de départ puisqu’ils demeurent dans la Fonction publique et qu’ils vont perdre en terme de rémunération, ils privilégient délibérément la qualité de vie et tournent ainsi effrontément le dos au solennel principe présidentiel du travailler plus pour gagner… des nuts !


(1) « La loi "mobilité" décryptée », dossier réalisé par Marie Bidault sur le site Emploi public.
http://infos.emploipublic.fr/category/essentiel/la-loi-mo...

(2) « C’est par les lois du 23 septembre et du 6 octobre 1791, qui définissent la police rurale dans le cadre de l’élaboration du code rural, qu’est véritablement instauré le corps des gardes champêtres. Mais c’est la loi du 8 juillet 1795 (Messidor an III) prise par l’assemblée thermidorienne qui définit le statut du garde champêtre, le rendant entre autre obligatoire dans toutes les communes rurales de France et établit des critères de recrutement précis. » (Fédération nationale des gardes champêtres communaux et intercommunaux de France)

(3) http://www.snop.info/pdf/pndbn/pn292.pdf

(4) Décret n°2008-368 du 17 avril 2008 instituant une indemnité de départ volontaire.

(5) Instauré par le décret n°2005-1415 du 17 novembre 2005, « Le Haut Comité d'évaluation de la condition militaire a pour mission d'éclairer le Président de la République et le parlement sur la situation et l'évolution de la condition militaire. Il prend en compte tous les aspects favorables ou défavorables, juridiques, économiques, sociaux, culturels et opérationnels susceptibles d'avoir une influence, notamment sur le recrutement, la fidélisation, les conditions de vie des militaires et de leurs familles et les conditions de réinsertion dans la société civile » (article D4111-1 du Code de la défense). « Dans son rapport annuel, le Haut Comité d'évaluation de la condition militaire formule des avis et peut émettre des recommandations » (article D4111-2).

(6) 3ème rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire en date du 1er juin 2009.

(7) Retraite à jouissance immédiate avant la limite d’âge, dont le montant et le taux de liquidation sont augmentés par l’attribution de bonifications (bonification du cinquième et bonifications pour activités militaires spécifiques).

(8) L’article L4139-2 du Code de la défense spécifie qu’« En cas d'intégration ou de titularisation, l'intéressé est reclassé à un échelon comportant un indice égal ou, à défaut, immédiatement supérieur à celui détenu dans le corps d'origine. »


Nota bene : cet article a été publié pour la première fois le 5 septembre 2009 sur le site Dans le secret des faits du journaliste feu Philippe Madelin ; ce fut à l’époque l’un des dix articles les plus consultés de son blog : http://phmadelin.wordpress.com/2009/12/31/les-dix-billets...