22/08/2011
VIOLENCES URBAINES : UNE (AUTO)CENSURE MÉDIATIQUE ?
Suite aux émeutes de 2005, le chef d’escadron Talarico écrivit dans une étude [1] que « Le rôle des média dans ces déchaînements de violence s’avère aussi très important. En France, la presse a, en établissant des cartes des violences commises et en effectuant une surenchère informationnelle, poussé à la compétition entre quartiers. Elle porte donc une lourde responsabilité dans la propagation des violences. Après quelques jours, certains média en ont pris conscience. Ainsi, des chaînes de télévision ont décidé de ne plus communiquer de bilan par quartier et de limiter la diffusion des scènes de violence. Il s’agit, maintenant, pour le gouvernement, de profiter de cette prise de conscience des média pour établir avec eux une charte de bonne conduite en cas d’événements graves. Cela existe au Royaume-Uni. On a pu le constater lors des attentats à Londres de juillet 2005 : la presse n’a pas montré de corps de victimes et a tout de suite voulu montrer que la vie reprenait un cours normal sans céder à la psychose terroriste. Il faut entretenir le débat sur le rôle des média afin de les amener à prendre toutes leurs responsabilités si de nouveaux drames devaient survenir. » Or, des événements récents amènent à s’interroger à ce sujet : y a-t-il eu censure à propos de violences urbaines survenues en France au même moment que les émeutes anglaises ? En effet, si la presse nationale a abondamment commenté les troubles qui ont secoué l’Angleterre, Londres en particulier, pendant quelques jours au cours de ce mois d’août (contre quelques semaines en France fin 2005), elle a été étonnement silencieuse lors de situations similaires dans l’Hexagone. Pourtant, comme le rapporte Le Courrier picard dans son édition du 11 août 2011, Amiens a connu simultanément un déchaînement de violences. Le journaliste du quotidien picard, Bakhti Zouad, constate ainsi que « De nouvelles violences urbaines ont éclaté dans les quartiers nord d’Amiens mardi soir [9 août]. Elles se sont poursuivies tard dans la nuit obligeant les forces de l’ordre à quadriller la zone pendant plusieurs heures. » [2] Il décrit les événements en ces termes : « Les premiers heurts débutent vers 19 heures. Des policiers sont pris à partie par des groupes de jeunes et essuient de nombreux jets de projectiles. Un des fonctionnaires est alors blessé. Les véhicules des policiers sont également visés. Ils répliquent à l’aide de flash-ball et de gaz lacrymogène. Sur la place du Colvert un véhicule est incendié près d’un poteau à 21h10. Un acte peut-être volontairement destiné à détruire la caméra de surveillance installée au sommet. Elle ne résistera d’ailleurs pas à la chaleur du sinistre. Une heure plus tôt, c’est un scooter qui est brûlé rue Balzac en même temps qu’une autre voiture au pied d’une des deux tours. » Il précise en outre que « Les forces de l’ordre voient arriver rapidement des renforts des départements voisins (Oise, Pas-de-Calais, Seine-Maritime). » Preuve, s’il en fallait une, de l’insuffisance des effectifs policiers sur la métropole amiénoise comme ailleurs [3], conséquence funeste de la RGPP (Révision générale des politiques publiques) impulsée par Nicolas Sarkozy en juin 2007. Le déploiement de forces n’en demeure pas moins imposant : « Le ballet est incessant. Prêts à déverser leurs occupants au moindre incident, les fourgons [de CRS] se croisent, ils sont même par moment cul à cul. L'un des véhicules traîne une remorque de matériel, quelques instants plus tard nous voilà doublés par un véhicule plus imposant, presqu'un fourgon blindé... Il est 20 heures, le ton est donné, les policiers sont équipés comme des "Robocops". Une démonstration de force alors qu'ici ou là les habitants vaquent à leur occupation. » [4] Faut-il voir dans cette démonstration de force une nervosité politique craignant que l’incendie britannique ne se propage sur le continent en pleine torpeur estivale ? [5] « Voilà pour le visible, être vus est d'ailleurs le but. », remarquent les journalistes locaux tout en observant que « Cela n'a pas vidé les lieux. Au contraire. Fort de 25000 habitants, il y a plus de vie ici que partout ailleurs dans la ville. Il fait beau alors quitter les tours de béton est un luxe qu'on ne se refuse pas. De nouveau des familles traversent les lieux. Pour beaucoup, la présence policière, même pesante, rassure. » Ils concluent leur immersion dans le quartier nord sur ces quelques mots, constat sans complaisance en forme de sentence lapidaire : « Un autre monde, une autre ville. »
Capture d’écran : France 3 Picardie, « La police d’Amiens réclame des renforts », 18 août 2011.
Le calme, aussi précaire soit-il [6], est revenu mais l’alerte a été chaude. D’ailleurs, est-ce un hasard si Gilles Demailly, maire d’Amiens et président d’Amiens Métropole, a interrompu d'urgence ses vacances afin de rencontrer les habitants et le préfet ? Dans un communiqué en date du 10 août, l’élu socialiste « condamne fermement les violences sur les personnes ainsi que les violences urbaines à Amiens comme partout en France. […] En outre, le Maire d’Amiens salue le professionnalisme des agents des services publics, plus particulièrement ceux de la police municipale, de la police nationale, des sapeurs-pompiers et des personnes d’Amétis, pris régulièrement pour cibles. » [7] Un éloge mérité face à une violence endémique [8]. Il envisage d'envoyer un courrier au ministre de l'Intérieur pour réclamer plus de moyens. De son côté, Francis Lec, conseiller général (PS) d'Amiens Nord « lance un appel solennel au calme et exige de l'État, comme le demande la population, une véritable politique de la sécurité publique. » [9] Ce dernier appelait déjà à un plan Marshall pour Amiens Nord… en 2008 [10]. Cependant, vu le contexte économique et politique actuel, il est peu probable que leurs requêtes soient entendues, encore moins exaucées, d’autant qu’ils n’appartiennent pas à la majorité présidentielle et que l’on annonce déjà 12 000 suppressions de postes de policiers au niveau national pour l’an prochain ; Amiens sera forcément concernée par celles-ci alors que, selon le syndicat SGP-FO Unité police, majoritaire chez les gardiens de la paix et les adjoints de sécurité (ADS), les effectifs sont déjà singulièrement insuffisants à Amiens avec 150 policiers en tenue sur le terrain pour une circonscription de… 150 000 habitants (cf. tableau précédent). Cela dit, le mutisme des médias nationaux est particulièrement étrange, eux d’habitude si friands de ces faits divers qui effraient les bobos ; comme chantait Georges Brassens (Les oiseaux de passage), « Les bourgeois sont troublés… De voir passer les gueux ». Un silence d’autant plus incompréhensible qu’à l’automne 2010, ces mêmes médias ne s’étaient pas privés d’évoquer les émeutes qui avaient secoué la ville [11]. Par conséquent, comment expliquer cette soudaine frilosité ? Censure ou autocensure [12] ?
[1] Laurent Opsomer, « La militarisation du maintien de l’ordre, réalité ou fantasme ? » in Double Neuf, 9 juin 2011
[2] Bakhti Zouad, « Amiens. Le quartier nord s’embrase » in Le Courrier picard, 10 août 2011.
http://www.courrier-picard.fr/courrier/Actualites/Info-regionale/Le-quartier-Nord-s-embrase2
[3] Laurent Opsomer, « Ceci n’est pas un échec… » in Double Neuf, 1er août 2011.
http://doubleneuf.nordblogs.com/archive/2011/08/01/ceci-n-est-pas-un-echec.html
[4] David Vandevoorde et Bakhti Zouad, « Amiens nord. Ambiance dans un quartier bouclé » in Le Courrier picard, 12 août 2011.
[5] Jeanne Dussueil, « Laurent Mucchielli : "Les conditions sont réunies en France pour de nouvelles émeutes" » in Challenge.fr, 11 août 2011.
[6] « Amiens. Le quartier Nord plus calme mais toujours tendu » in Le Courrier picard.fr, 16 août 2011.
[7] Émilie Thérouin, « La réaction du maire d’Amiens face aux violences urbaines qui émaillent notre ville », 10 août 2011.
[8] Thomas Delobelle, « Amiens. Quand servir l’ordre devient subir » in Le Courrier picard, jeudi 9 septembre 2010.
[9] Bakhti Zouad, « Amiens. Calme fragile au quartier Nord » in Le Courrier picard, 12 août 2011.
http://www.courrier-picard.fr/courrier/Actualites/Info-re...
[10] Francis Lec, « Mon plan Marshall pour Amiens Nord en 25 mesures », 1er février 2008.
http://francislec.over-blog.com/article-16255035.html
[11] À l’époque, Amiens a eu droit à un traitement médiatique spécial. En effet, fin septembre 2010, Orléans, ville de droite, connaissait trois nuits d’émeutes dans le quartier de l’Argonne mais ces événements ne rencontraient aucun écho dans la presse nationale (seule La République du Centre avait relaté ceux-ci dans un article intitulé « Orléans : flambée de violence à l’Argonne » le 27 septembre 2010). A contrario, début octobre 2010, Amiens, ville de gauche, connaissait une flambée de violence dans le quartier nord et faisait aussitôt la Une médiatique (quelques exemples ci-après). Deux poids, deux mesures ?
« Violences à Amiens : sécurité renforcée dans le quartier nord » in Le Parisien, 10 octobre 2010.
« Nuit d’échauffourées à Amiens » in Le Figaro avec AFP, 10 octobre 2010.
« Une nuit de violences urbaines dans le quartier nord d'Amiens » in Metro France, 10 octobre 2010.
« Violences urbaines à Amiens : plusieurs heures d'affrontements avec les forces de l'ordre » in Le Post, 10 octobre 2010.
« Violences urbaines Nuit mouvementée à Amiens Nord » in L’Union, 11 octobre 2010.
http://www.lunion.presse.fr/article/faits-divers/violences-urbaines-nuit-mouvementee-a-amiens-nord
[12] Goubelle, « De la censure à l’autocensure dans les médias » in Rue89, 16 août 2007.
http://www.rue89.com/goubelle-sen-mele/de-la-censure-a-lautocensure-dans-les-medias
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09/06/2011
LA MILITARISATION DU MAINTIEN DE L'ORDRE, RÉALITÉ OU FANTASME ?
La militarisation du maintien de l’ordre, réalité ou fantasme ? En vérité, on glisse d’ores et déjà doucement mais sûrement vers le fait accompli ! Au mois de juillet 2010, le journaliste Jean-Dominique Merchet rapportait ainsi sur son blog Secret Défense que « Deux équipes (chien et maître-chien) du 132ème Bataillon cynophile de l'armée de terre ont été mobilisées en appui des policiers pour la recherche d'armement à la suite des graves incidents de Grenoble. » (1) Or, ce n'est pas une première. Des équipes spécialisées des trois armées interviennent, en effet, régulièrement au profit des forces de police ou de gendarmerie car elles disposent de moyens spécialisés très pointus. C'est notamment le cas pour tout ce qui concerne la surveillance et le renseignement, voire le transport (hélicoptères, bateaux, etc.).
Cela dit, Jean-Dominique Merchet avait aussi écrit en mars 2008 un intéressant article intitulé « Contrôler la foule, un job de fantassin » (2). Ce billet explique en quoi les mouvements de foule sont devenus un véritable casse-tête pour les militaires sur la plupart des théâtres d’opération où sont engagées des troupes françaises. Résultat : l’armée de terre engage systématiquement une compagnie formée à ce travail spécifique de l’infanterie. On l’appelait la compagnie de réserve opérationnelle ; elle a été rebaptisée Compagnie d’infanterie à capacité de contrôle de foule. Or, qu’est-ce qui interdirait à un politicien d’utiliser cette force sur le territoire national ?
L’hypothèse d’un soulèvement populaire est d’ailleurs prise au sérieux par les instances militaires comme en témoigne l’étude du chef d’escadron Talarico au collège interarmées (3), qui tire conséquence des émeutes de 2005, dont voici un extrait :
« En France, les hélicoptères du ministère de l’Intérieur sont ceux de la sécurité civile, qui sont avant tout conçus pour le sauvetage et ne possèdent pas de caméra thermique. L’aide des armées pourrait se manifester dans ce domaine ainsi que par exemple dans les moyens de brouillage. D’autres aéronefs emporteraient des tireurs d’élite près à neutraliser les insurgés armés. Enfin, des hélicoptères de transport pourraient être prêts à héliporter sur les toits d’immeubles des groupes d’assaut afin de s’emparer d’une plate-forme ou d’investir un immeuble par le haut et le bas simultanément. Des drones capables de maintenir le stationnaire et équipés de caméras visible et infrarouge pourraient également compléter le dispositif et servir de moyens de renseignement et d’alerte. […]
Il s’agit, maintenant, pour le gouvernement, de profiter de cette prise de conscience des média pour établir avec eux une charte de bonne conduite en cas d’événements graves. […] Il faut entretenir le débat sur le rôle des média afin de les amener à prendre toutes leurs responsabilités si de nouveaux drames devaient survenir. »
Brouillage, hélicoptère, vision nocturne, censure… Force est de reconnaître une militarisation des matériels comme en témoignaient déjà deux articles du quotidien France Soir en mai 2010 (4) : « A l’instar des forces spéciales en Afghanistan, la police dispose depuis trois ans de drones. » Elle a aussi recours à des dirigeables pour la vidéosurveillance aérienne avec cette remarque révélatrice : « C’est d’ailleurs l’utilisation qui en est faite par l’armée israélienne au-dessus de Gaza. »
Terminons sur le livre du chercheur Hacène Belmessous : « Opération banlieue. Comment l'État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises »(Éd. La Découverte, 2010) ; on peut découvrir la présentation ainsi que quelques extraits sur le site de l’éditeur (5). Il assène qu’avec l’adoption en 2008 du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (6), l’idée d’un engagement des forces terrestres en banlieue n’est désormais plus un tabou. Si certains dénoncent avec force « la faillite sécuritaire du sarkozysme » (7), il faut, dorénavant, encore plus redouter sa fuite en avant, qui pourrait opportunément faire écho aux appels désespérés d’élus désemparés à l’image du maire de Sevran, Stéphane Gatignon (8).
(1) Jean-Dominique Merchet, « Des chiens de l'armée de terre découvrent des armes à Grenoble » in Secret Défense, 28 juillet 2010.
(2) Jean-Dominique Merchet, « Contrôler la foule, un job de fantassin » in Secret Défense, 30 mars 2008.
http://secretdefense.blogs.liberation.fr/defense/2008/03/contrler-la-fou.html
(3) CES Talarico, Guérilla et violences urbaines, École de Guerre (Collège interarmées à l’époque).
CES Talarico Guérilla et violences urbaines.pdf
(4) Alain Hamon, « Banlieues. Des hélicos pour traquer les bandes » in France Soir, 14 mai 2010.
http://www.francesoir.fr/faits-divers-police/banlieues-des-helicos-pour-traquer-les-bandes
Brendan Kemmet, « Drones, dirigeables et camions 4x4 dans les banlieues » in France Soir, 14 mai 2010.
http://www.francesoir.fr/drones-dirigeables-et-camions-4-x-4-dans-les-banlieues
(5) Hacène Belmessous, Opération banlieue. Comment l'État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, ÉditionsLa Découverte, 2010.
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Operation_banlieue-9782707159120.html
(6) Jean-Claude Mallet, Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Éd. Odile Jacob et La Documentation française, 2008.
(7) « la faillite sécuritaire du sarkozysme » in Les échos de la gauchosphère, 3 juin 2011.
http://gauchedecombat.wordpress.com/2011/06/03/la-faillite-securitaire-du-sarkozysme/
(8) Augustin Scalbert, « Sevran : des casques bleus pour enrayer la guerre des gangs ? » in Rue89, 2 juin 2011.
http://www.rue89.com/2011/06/02/a-sevran-des-casques-bleu...
Stéphane Gatignon n’est pas le premier édile à en appeler à l’armée. En novembre 2005, une dépêche de l’AFP fit écho aux propos du maire socialiste de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), Michel Pajon. Ce dernier suggérait alors l'intervention de l'armée dans les quartiers touchés par les violences urbaines, en affirmant à l’époque que la situation était « dramatique ». De son côté, le député-maire UMP de Maisons-Laffitte, Jacques Myard, réclamait l'instauration de l'état d'urgence avec « un strict couvre feu ». Considérant que « les médias devaient d'eux-mêmes lever le pied de la libre et totale information », cet élu avait demandé au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) « de conclure un moratoire sur la diffusion de ces événements avec tous les médias afin de ne pas les stimuler et les amplifier ».
00:12 Publié dans Perso, Politique, Sécurité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : armée, violences urbaines, émeute, banlieue, maintien de l'ordre, sevran, stéphane gatignon, michel pajon, jacques myard, censure