26/04/2013
STAKHANOVISME À L’ASSEMBLÉE
Comment démontrer son activité parlementaire et justifier par la même occasion ses émoluments ? En multipliant les questions écrites, par exemple. Le député-maire UMP de Nice, Christian Estrosi, avait montré l’exemple par le passé. [1] Toutefois, un jeune loup de la Sarkozie, Guillaume Larrivé, député UMP de l’Yonne, a peut-être battu un record en la matière en posant 109 fois la même question (n°14956 à 15065) !
M. Guillaume Larrivé appelle l'attention de M. le ministre de l'Intérieur sur l'évolution de la délinquance dans le canton de Charny (département de l'Yonne). Il le prie de lui indiquer les statistiques disponibles, pour l'année 2011 (premier et second semestres) et pour l'année 2012 (premier et second semestres), permettant de rendre compte de l'évolution du nombre de faits constatés. Il lui serait reconnaissant de distinguer quatre éléments : le nombre total de faits constatés de délinquance, sous toutes ses formes ; le nombre d'atteintes aux biens ; le nombre d'atteintes volontaires à l'intégrité physique ; le nombre d'escroqueries et infractions économiques et financières. [2]
Le texte est identique pour chaque question, seul le canton change : Aillant-sur-Tholon Bléneau, Coulanges-la-Vineuse, Toucy… ainsi que la circonscription de sécurité publique d’Auxerre (n°15064). Mais Guillaume Larrivé ne s’intéresse pas seulement à l'évolution de la délinquance dans son département (n°15045) puisqu’il étend son questionnement à l’ensemble des départements métropolitains et ultramarins, les mots de l’interrogation restant rigoureusement les mêmes que précédemment. [3]
Face à ce copier-coller parlementaire, la réponse ministérielle est invariable :
Les chiffres figurant dans les tableaux ci-dessous reprennent, pour chaque département, les trois indicateurs permanents utilisés par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Le « chiffre unique » de la délinquance a été abandonné par l'ONDRP depuis plusieurs années et, par conséquent, le ministère de l'intérieur n'a pas vocation à en faire communication. De surcroît, le ministre de l'intérieur a donné pour instruction à ses services de ne plus confectionner ce « chiffre unique » dont la composition hétérogène en enlève toute signification. Plus généralement, le ministre de l'intérieur souhaite procéder à la refonte de la méthodologie de recueil et d'élaboration de la statistique de la délinquance, afin de mettre en place un nouveau format de présentation et de publication des chiffres, plus exhaustif et plus fiable, parfaitement transparent et indépendant. Il s'agit de rendre plus fidèlement compte de la réalité diverse de la délinquance, et d'éviter les dérives induites par la politique du chiffre. Les statistiques doivent avoir pour seul objectif de garantir la transparence du débat public et de constituer un outil de pilotage des forces de sécurité. Des travaux ont donc été engagés au sein du ministère de l'Intérieur depuis plusieurs mois avec les acteurs concernés (INSEE, ONDRP, etc.) pour mettre en place un nouvel outil. Ce nouveau système sera fondé sur une présentation renouvelée des statistiques, les actuels indicateurs étant trop globaux et trop hétérogènes pour rendre compte de certaines réalités (cybercriminalité, violences intrafamiliales...), ainsi que sur la modernisation des indicateurs de suivi de l'efficacité des services. Enfin, l'indépendance et l'autorité en matière statistique de l'ONDRP vont être renforcées. Ceci étant dit, il ne s'agit nullement d'occulter les tendances défavorables. Il est essentiel d'assumer la délinquance, dans sa complexité et son ampleur, pour la combattre plus efficacement. Ainsi depuis plusieurs années, les chiffres des atteintes volontaires à l'intégrité physique témoignent, sur le plan national, d'une tendance persistante à l'augmentation. Les actions déjà engagées pour mieux lutter contre cette délinquance vont monter en puissance (présence accrue des forces de l'ordre sur la voie publique, lutte contre les vols d'or, etc.). Pour mieux lutter contre les cambriolages qui connaissent également une évolution défavorable depuis 2008, des modes d'actions renouvelés vont être mis en place. Le recours systématique à la police technique et scientifique, le renforcement des moyens de prévention situationnelle, ou encore la poursuite des efforts engagés dans les CAC (cellules anti-cambriolages), sont autant de leviers d'actions pertinents. Il y a lieu, en revanche, de souligner la baisse des vols à main armée (- 7,1 %) dont sont notamment victimes les commerçants. Les chiffres des incendies de biens publics et de biens privés sont également encourageants, avec des diminutions respectives de 14,1 % et de 6,1 %. Dans ces domaines comme dans les autres, le ministre de l'intérieur mène une politique ferme et déterminée, avec pour objectif d'obtenir des résultats concrets et durables pour renforcer au quotidien la sécurité des Français. La montée en puissance en 2013 des réformes amorcées depuis près de neuf mois y contribuera (augmentation des effectifs de police et de gendarmerie, optimisation de l'organisation territoriale des forces de l'ordre, zones de sécurité prioritaires...).
La démarche du député de l’Yonne est d’autant plus surprenante qu’il ne peut ignorer l’existence de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), ni ses missions, encore moins ses publications ! [4] D’abord, parce que l’ONDRP a été créé en 2004 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, sur la base d'un rapport qu’avait confié Lionel Jospin, Premier ministre pendant la troisième cohabitation (1997-2002), à Christophe Caresche (député PS de Paris) et Robert Pandraud (député UMP de Seine-Saint-Denis). Or, Guillaume Larrivé est l’un des séides de l’ancien président de la République. [5] Ensuite, sa consœur icaunaise, Marie-Louise Fort, également députée de l’Yonne (3ème circonscription) et, depuis février 2013, secrétaire adjointe de l’UMP dans le cadre de la direction « partagée » entre Jean-François Copé et François Fillon, est vice-présidente de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (du 17 août 2005 au 15 octobre 2008 et depuis le 6 mai 2010) ; à ce titre, elle siège au Conseil d’orientation de cette institution aux côtés de François-Noël Buffet, sénateur UMP de Rhône-Alpes, et Alain Bauer, le conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy (et de Manuel Valls ?). [6] En outre, l’ONDRP est dirigé depuis sa création par un proche de ce dernier, Christophe Soullez, avec lequel il a cosigné plusieurs ouvrages ; le chef de l’ONDRP est l’un des fondateurs de GayLib, une association proche de l’UMP jusqu’à la rupture au début de cette année en raison de son opposition au mariage pour tous. Enfin, le libellé de ces questions parlementaires est calqué sur la grille de lecture des faits constatés des crimes et délits non routiers proposée par l’ONDRP en 2004 et validée par son Conseil d’orientation l’année suivante. Celle-ci « est constituée de trois indicateurs indépendants se rapportant à différents phénomènes de délinquance : atteintes aux biens(vols et destructions, dégradations), atteintes volontaires à l’intégrité physique(violences ou menaces), et les escroqueries et infractions économiques et financières », exactement les critères posés par Guillaume Larrivé dans ses questions, hormis celui relatif au nombre total des faits constatés de délinquance. Une absence que justifie ce mois-ci l’ONDRP dans son dernier bulletin mensuel :
Les statistiques sur la délinquance enregistrée ne peuvent pas être interprétées de façon simple car elles ne sont pas, à elles seules, des indicateurs d’évolution de la fréquence des phénomènes de délinquance.
La disponibilité et l’apparente facilité d’usage du nombre total des faits constatés de crimes et délits non routiers enregistrés par la police ou la gendarmerie ont été, et sont encore parfois aujourd’hui, à l’origine de présentations erronées.
L’expression servant à désigner cette somme, la « délinquance générale », masque sa nature de statistique d’activité des services et donne l’illusion qu’un « chiffre unique » pourrait permettre d’établir un bilan de la délinquance.
Dans leur rapport de janvier 2002, « Sur la création d’un Observatoire de la délinquance », les députés Christophe Caresche et Robert Pandraud expliquaient déjà que « la publication annuelle des chiffres met en avant l’agrégation de tous les faits constatés et donne l’évolution générale de ce chiffre d’une année sur l’autre. Cette communication focalise l’attention autour d’un chiffre censé résumer une année d’enregistrement. Elle est très contestable scientifiquement et risquée en termes de présentation, car elle se prête aux extrapolations médiatiques ou aux interprétations. C’est pourquoi, il conviendrait de privilégier l’analyse et le commentaire des chiffres par grandes infractions, sans recourir à une addition ». [7]
D’après le président du Conseil d’orientation de l’ONDRP, « L’abandon du total des faits constatés comme élément principal d’évaluation est un acquis récent, encore fragile, mais qui révèle un réel progrès. » D’ailleurs, « Un quatrième indicateur, les infractions révélées par l’action des services,a été défini selon un autre critère d’agrégation, le mode de constatation. Ainsi, la grille de lecture de l’ONDRP distingue "les faits qui sont portés directement à la connaissance des services par les victimes de ceux qui résultent de l’action d’initiative" comme l’avait recommandé la mission Caresche-Pandraud. »
Finalement, la litanie de questions du député UMP de l’Yonne apparaît d’autant plus incongrue qu’il lui sera difficile d’exploiter la réponse ministérielle, sauf à contester les conclusions d’un organisme largement infiltré par la droite… même si le pouvoir actuel tente progressivement – mais péniblement – de s’imposer comme le laisse supposer la récente nomination de Stéfan Lollivier à la tête du Conseil d’orientation de l’ONDRP par arrêté du Premier ministre du 16 janvier 2013. L’élu bourguignon le souhaite-t-il d’ailleurs ? Guillaume Larrivé a, en effet, été nommé, le 23 janvier, co-rapporteur « du projet de loi organique et du projet de loi relatifs à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des délégués communautaires, et modifiant le calendrier électoral » (sic) dont le rapporteur est Pascal Popelin, député socialiste de la Seine-Saint-Denis. Le parlementaire icaunais est de ce fait le principal orateur de l’opposition à l’Assemblée contre « ces projets de loi de régression ». [8]
[1] Jacky Mestries, « M. Estrosi rafale… de questions le gouvernement !!! » in La Grogne dans la Gendarmerie, 6 décembre 2011.
https://sites.google.com/site/lagrognegend/1/mestrosirafa...
[2] Question n°15059 de M. Guillaume Larrivé, député UMP de l’Yonne, 1er janvier 2013.
http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-15059QE.htm
[3] Ain (question n°14956), Aisne (n°14957), Allier (n°14958), Alpes-de-Haute-Provence (n°14959), Hautes-Alpes (n°14960), Alpes-Maritimes (n°14961), Ardèche (n°14962), Ardennes (n°15963), Ariège (n°14964), Aube (n°14965), Aude (n°14966), Aveyron (n°14967), Bouches-du-Rhône (n°14968), Calvados (n°14969), Cantal (n°14970), Charente (n°14971), Charente-Maritime (n°14972), Cher (n°14973), Corrèze (n°14974), Corse du Sud (n°14975), Haute-Corse (n°14976), Côte-d’Or (n°14977), Côtes-d’Armor (n°14978), Creuse (n°14979), Dordogne (n°14980), Doubs (n°14981), Drôme (n°14982), Eure (n°14983), Eure-et-Loir (n°14984), Finistère (n°14985), Gard (n°14986), Haute-Garonne (n°14987), Gers (n°14988), Gironde (n°14989), Hérault (n°14990), Ille-et-Vilaine (n°14991), Indre (n°14992), Indre-et-Loire (n°14993), Isère (n°14994), Jura (n°14995), Landes (n°14996), Loir-et-Cher (n°14997), Loire (n°14998), Haute-Loire (n°14999), Loire-Atlantique (n°15000), Loiret (n°15001), Lot (n°15002), Lot-et-Garonne (n°15003), Lozère (n°15004), Maine-et-Loire (n°15005), Manche (n°15006), Marne (n°15007), Haute-Marne (n°15008), Mayenne (n°15009), Meurthe-et-Moselle (n°15010), Meuse (n°15011), Morbihan (n°15012), Moselle (n°15013), Nièvre (n°15014), Nord (n°15015), Oise (n°15016), Orne (n°15017), Pas-de-Calais (n°15018), Puy-de-Dôme (n°15019), Pyrénées-Atlantiques (n°15020), Hautes-Pyrénées (n°15021), Pyrénées-Orientales (n°15022), Bas-Rhin (n°15023), Haut-Rhin (n°15024), Rhône (n°15025), Haute-Saône (n°15026), Saône-et-Loire (n°15027), Sarthe (n°15028), Savoie (n°15029), Haute-Savoie (n°15030), Paris (n°15031), Seine-Maritime (n°15032), Seine-et-Marne (n°15033), Yvelines (n°15034), Deux-Sèvres (n°15035), Somme (n°15036), Tarn (n°15037), Tarn-et-Garonne (n°15038), Var (n°15039), Vaucluse (n°15040), Vendée (n°15041), Vienne (n°15042), Haute-Vienne (n°15043), Vosges (n°15044), Territoire-de-Belfort (n°15046), Essonne (n°15047), Hauts-de-Seine (n°15048), Seine-Saint-Denis (n°15049), Val-de-Marne (n°15050), Val d’Oise (n°15051), Guadeloupe (n°15052), Martinique (n°15053), Guyane (n°15054), La Réunion (n°15055) et Mayotte (question n°15056).
[4] Présentation de l’ONDRP sur le site de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).
http://www.inhesj.fr/fr/page/ondrp/presentation
[5] Laurent Opsomer, « Apocalypse ou auto-flagellation névrotique ? » in Double Neuf, 16 mars 2013.
http://doubleneuf.nordblogs.com/archive/2013/03/16/apocal...
[6] Nathalie Segaunes, « Le sarkoboy qui chuchote à l’oreille de Valls » in Le Parisien, 19 octobre 2012.
http://www.leparisien.fr/politique/le-sarkoboy-qui-chucho...
[7] « Criminalité et délinquance enregistrées en mars 2013 » in Bulletin mensuel de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, avril 2013.
http://www.inhesj.fr/sites/default/files/bm_2013-04.pdf
[8] « Guillaume Larrivé aux députés socialistes : "Vous vous trompez ! Ouvrez les yeux !" », 2 avril 2013.
20:35 Publié dans Perso, Politique, Sécurité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : parlement, assemblée nationale, questions écrites, stakhanovisme, guillaume larrivé, député, ump, union pour un mouvement populaire, yonne, ondrp, observatoire national de la délinquance et des réponses pénales